Avant-propos
La découverte qui a le plus marqué ma vie a été celle de lorigine commune des langues indo-européennes, lorsque jai ouvert pour la première fois, à lâge de 16 ans le Dictionnaire des racines des langues européennes de R. Grandsaignes dHauterive. Ainsi, la quasi-totalité des langues dEurope 1 : les langues romanes (ou néo-latines : italien, français, espagnol, portuguais, roumain, occitan, catalan ), germaniques (allemand, anglais, néerlandais, suédois, danois, norvégien ), slaves (russe, polonais, tchèque, bulgare, ukrainien, serbe, croate, slovène, slovaque, etc ), celtiques (gaélique, breton, gallois ), baltes (letton, lituanien), le grec, lalbanais, larménien, ainsi que le kurde et la plupart des langues de lInde et de lIran, et un certain nombre de langues aujourdhui disparues comme le hittite (Anatolie) ou le tokharien (Turkestan chinois), étaient issues dun même idiome originel : lindo-européen ou proto-indo-européen.
Pendant
plus de deux siècles, déminents linguistes tels quAntoine
Meillet et Emile Benveniste en France, A. Walde et J. Pokorny en Allemagne,
et plus récemment Marija Gimbutas, pour nen citer que quelques
uns, se sont acharnés à reconstituer cet idiome tant sur le
plan lexical que syntaxique. Nous disposons aujourdhui de dictionnaires
de racines indo-européennes dont le plus complet me semble être
celui de Julius Pokorny Indogermanisches etymologisches Wörterbuch
2 .
Nest-il pas remarquable quaprès 5 millénaires, des
mots comme soleil ou mère, pour nen citer
que deux, soient restés aujourdhui pratiquement les mêmes
?:
Soleil: i-e sâwel* (genitif: swen-*) > lat. sol
/ solis, it. sole, fr. soleil, esp. por. sol, roum.
soare, sué, da, nor. sol, ang. sun, al. Sonne,
neer. zon, rus. solntse, pol. slonce, tch. slunce,
srcr. sunce, lit. let. sáule, grec hlioV
(ancien [hêlios], moderne [îlios]), gal. haul, bret. heol,
gael. suil (= oeil), alb. hül (= étoile), sanskrit
suryas, hindi suraj
Mère: i-e mâtêr* > skr. mâtár,
hin. mata, arm. mayr, gr. mhthr [mêtêr], gr.mod.
mhtera [mîtera], alb. motrë (soeur), lat. mater,
it. esp. madre, por. mãe, fr. mère, al.
Mutter, neer. moeder, ang. mother, sué, da, nor.
moder/mor, gael. mathair, bret. mamm, rus mat,
tch. pol. matka, srcr. majka, lit. móte, let.
mâte, tokhA macar, tokhB macer.
Or la plupart des locuteurs des langues indo-européennes, en dehors
dune poignée de spécialistes, ignorent tout de cette origine
commune; pour eux, le français, langlais, lallemand, le
russe,
lespagnol, le grec demeurent des langues étrangères au
même titre que le chinois ou le swahili, alors
que ce sont des langues-soeurs qui fourmillent de points communs; on
pourrait même parler de différents dialectes de lindo-européen.
Voici ce quen dit R. Grandsaignes dHauterive 3
:
Coeur se dit heart en anglais, et celui qui lapprend
ne songe pas à sen étonner: lAngleterre est un pays
étranger, où lon ne sexprime pas comme en France,
voilà tout. Comme la chose deviendrait lumineuse, simple et facile,
si lon voyait que coeur est désigné par le même
mot en anglais, en allemand, en français, en espagnol, en italien 4
et, pour qui sait les langues mortes, en grec et en latin; que seules des
différences phonétiques obéissant à des lois strictes
peuvent faire croire à des termes dissemblables
Comment restituer aux Européens ce patrimoine commun ?
UNE LANGUE DE SYNTHESE
Parallèlement, la seconde moitié du 20e siècle correspond
en Europe à la construction de lUnion Européenne, cette
volonté doublier les haines du passé, dabolir les
frontières, de vivre ensemble. Très vite, les Européens
ont été amenés à se poser les questions suivantes:
Quavons-nous en commun? Existe-t-il une identité européenne?
Des pistes de réflexion sur ce thème ont été ouvertes,
notamment par Edgar Morin dans son essai Penser lEurope 5.
Celui-ci montre quau delà des conflits qui ont ensanglanté
notre histoire, tous les grands mouvements de pensée, culturels et
artistiques ont été inter-européens. Cependant, E.Morin
ne mentionne pas la langue. En effet, comment dépasser cette diversité,
ce foisonnement linguistique qui fait la richesse de lEurope
? Impossible retour à un indo-européen primitif ?
Comment répondre à ce besoin croissant de communication des
Européens qui seront amenés à se rencontrer de plus en
plus fréquemment ? La pauvreté des échanges en anglais
darrière-cuisine sur nos lieux touristiques
est atterrante:
TRRRi moussaka two bedRRRoom GRRRîss
no pRRoblême
La solution nest certainement pas langlais, ou plutôt
langlo-américain, pour paraphraser Claude Hagège, car
ce nest pas une langue neutre. Elle sert à promouvoir
les intérêts économiques, politiques et culturels des
Etats-Unis dAmérique, intérêts qui ne peuvent quasservir
lEurope, pour ne pas dire le reste du monde. En outre, langlo-américain
est une langue tueuse (killer language) qui a tendance à
détruire les autres langues et à se substituer à elles.
Voici ce quen dit Claude Hagège:6
Langlo-américain est engagé dans un processus dexpansion
dont, à moins dévénements imprévisibles,
on ne voit pas, actuellement, les limites possibles
Langlo-américain ne peut pas être une véritable
langue internationale, cest-à-dire un instrument neutre (souligné
par moi) permettant à chacun de communiquer partout. Il est le
vecteur dune culture qui risque dengloutir toutes les autres en
faisant delles des objets négociables. Par ailleurs, il nest
pas simplement, dans un univers idéal de quatre milliards de bilingues,
un des partenaires dun couple davenir, où il figurerait
harmonieusement aux côtés dune langue nationale. Il a les
moyens, sinon la vocation, dêtre un jour langue unique
(souligné par moi). Le processus peut, certes, être long.
Mais une des conclusions que lon devrait tirer du présent livre
est la suivante: tous les facteurs de la mort des langues, quils soient
politiques, économiques ou sociaux, sont capables dagir au détriment
de toute langue autre que langlais, et au bénéfice de
ce dernier
Et surtout, du fait des techniques modernes de communication,
la puissance et la rapidité qui caractérisent la diffusion actuelle
de langlais dans le monde entier dépassent de très loin
celles qui, dans le passé ont permis à dautres idiomes,
comme le latin il y a deux mille ans, de conduire à lextinction
totale un grand nombre de langues
On pourra sourire de ces vaticinations. On pourra arguer du fait que les Etats-Unis,
en dépit des violences de la vie quotidienne, de limpérialisme
croissant, etc
, sont une grande démocratie, que beaucoup aiment
à sy rendre ou à y vivre, et que langlais est une
belle langue, porteuse de modernité, qui séduit la jeunesse
dans presque tous les pays, puisquelle la fait danser et chanter, et
ne fait gronder que des censeurs attardés. Quelque argument que lon
produise, la menace de mort qui pèse sur les langues prend aujourdhui
le visage de langlais. Et je gage que les plus avisés des anglophones
ne sauraient vouloir dun monde qui naurait plus, pour se dire,
quune seule langue.
Cest dans cette perspective que lUropi est né. LUropi
est une langue de synthèse, cest à dire que pour
chaque mot, chaque structure de la langue, il sefforce de faire
la synthèse entre la racine indo-européenne originelle dune
part, et les termes contemporains qui en sont (ou non) issus. La fréquence
dutilisation dun mot-racine sur lensemble du domaine indo-européen
étant un facteur déterminant (voir parties 2 & 4), la simplicité
des structures grammaticales telles quon peut les rencontrer dans les
langues européennes actuelles en est un autre. (Voir partie 1 &
3).
Pour certains mots la tâche était relativement aisée:
par exemple: Uropi sol (soleil) et mata* (mère) sont
pratiquement la moyenne arithmétique des termes précités.
(* la terminaison -a caractéristique du féminin,
déborde largement le domaine indo-européen puisquon la
retrouve dans dautres langues du pourtour méditerranéen,
notamment en arabe.)
Pour dautres termes, la tâche est plus complexe: certaines racines
communes ont totalement disparu dans les langues européennes modernes:
par exemple ekwos*, le cheval > sanskrit áçvas,
grec hippos, lat. equus, gaulois epos (qui subsiste en
gaélique: each et pour désigner le poulain en breton
et gallois: ebeul, ebol, la jument en espagnol: yegua) a été
remplacé par des termes très divers partout ailleurs: hin. ghorâ,
grec mod. àlogo, it. cavallo, fr. cheval, al.
Pferd, ang. horse, da. hest, rus. lochad,
srcr. konj, bret. march, let. zirgs, arm. tzi.
En outre, les termes européens contemporains peuvent être
issus de racines différentes, comme cest le cas pour leau:
i-e wódr / wedor* > skr. udán, gr. hudôr,
alb. ujë, al. Wasser, ang. neer. water, sué.
vatten, da. vand, gael. uisce, lit. vanduõ,
let. ûdens, rus, tch. srcr. voda, pol. woda, et
aussi lat. unda, it. onda = fr. onde; mais le latin
aqua > it. acqua, esp. agua, roum. apä, fr.
eau, est issu dune autre racine i-e akwâ-*
qui désigne leau, le fleuve. Là encore, le choix était
relativement simple; les termes issus de wódr étant nettement
majoritaires, doù Uropi vod = eau.
Au critère fréquence 7 sajoute
celui de la simplicité pour les formes grammaticales. Par exemple,
toutes les langues européennes ont un infinitif à lexception
du grec moderne; 2 seulement ont un infinitif prépositionnel: langlais
(to have, to speak) et le roumain (a avea, a vorbi).
La tendance que lon observe, essentiellement dans les langues germaniques
et qui atteint son apogée en anglais est une réduction,
voire suppression des désinences personnelles (par ex: ang.
to go > go/goes au présent, went à toutes les
personnes au passé), ce qui représente une simplification considérable:
en Uropi skrivo = écrire > skriv à toutes les
personnes du présent, skrivì au passé.
Cette simplicité se retrouve également dans la structure phonématique
des mots-racines et dans leur prononciation (voir p. 25 Prononciation). Les
mots Uropi doivent être facilement prononçables par le plus grand
nombre possible dEuropéens. Le mot-racine Uropi a une structure
phonématique très simple du type consonne-voyelle-consonne
(c-v-c), par exemple: sol, vod, lun (lune), foj (feu), man
(homme), ou cc-v-c : trup (troupe), krob (corbeau), kluz
(ferme), ou c-v-cc: vark (travail), sort (sorte), kolb
(colombe), qui facilite la formation de mots composés: lunilùc
(clair de lune), soliràl (rayon de soleil), vodiplànt
(plante aquatique), drovifòj (feu de bois), manivèst
(vête-ment dhomme).
Ces quelques exemples montrent dans quel esprit lUropi a été
créé: le respect des racines communes et des formes grammaticales
européennes; leur choix en fonction de leur simplicité et de
leur internationalité.
LUropi a donc un triple objectif:
- Restituer aux Européens un patrimoine linguistique commun depuis
longtemps oublié.
- Permettre au plus grand nombre dEuropéens (ou citoyens du monde
8) de communiquer entre eux avec la plus grande facilité.
- Lutter contre lemprise croissante de langlo-américain
qui menace notre diversité linguistique et culturelle.
Joël Landais
1 A lexception du basque, du hongrois, du finnois de lestonien et des langues du Caucase.
2 A Francke AG Verlag, Bern, 1959, Voir aussi en français: X Delamarre, Le vocabulaire indo-européen, Maisonneuve, Paris, 1984
3 R. Grandsaignes dHauterive, préface au Dictionnaire des racines des langues européennes, Larousse, Paris, 1948
4 Je rajoute: dans toutes les langues slaves, scandinaves, en arménien, letton, lituanien, gaélique, sanskrit, hittite
5 Edgar Morin, Penser lEurope, Gallimard, Paris, 1987
6 Claude Hagège, Halte à la mort des langues, Odile Jacob, Paris, 2000
7 A titre de comparaison, lesperanto ne tient aucun compte de linternationalité des mots: par ex. akvo = eau, mais aussi pomo (pomme), fermi (fermer) issus du seul français, knabo (garçon) mot allemand aujourdhui inusité, birdo = oiseau, seulement en anglais = Uropi apel (pomme: langues germaniques, baltes et slaves), kluzo (fermer: grec, langues romanes et germaniques), bob (garçon: al. Bube, neer. boof, ang. boy, it. bimbo, bambino = enfant, fr. bébé), ovel (oiseau, i-e awis > skr. vis = oiseau, gr. aetos (aigle), alb. vido (pigeon), lat. avis = oiseau > esp. port ave, it. ucello, fr. oiseau, cat. ocell = oiseau, arm. hav = poule, gall. hwyad, bret. houad = canard + influence de ov = œuf)
8 En dehors de lEurope, des langues indo-européennes sont parlées en Inde, Iran, Amérique (anglais, espagnol, portugais) et sont langues officielles dun certain nombre de pays africains (anglais, français, portuguais)